L’Isère en peinture : un tableau vivant

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Vue de Grenoble - Jules Guedy
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Entre plaines et montagnes, torrents et rivières, grottes, forêts et étangs, l’Isère déploie une rare diversité de panoramas et de sites pittoresques – littéralement, dignes d’être peints. 

Dès la fin du XVIIIe siècle, la création d’une classe de paysages au sein de l’École centrale de l’Isère par Joseph-Louis Jay favorise l’émergence de toute une communauté d’artistes qui vont partir à l’assaut de la nature environnante pour l’immortaliser sur la toile. Ces décors attirent aussi de grands paysagistes français ou anglais qui viennent travailler « sur le motif », en extérieur.

 

Les quais de l’Isère à Grenoble par William Turner, Jean Achard ou Henriette Deloras, les Balcons du Dauphiné par François-Auguste Ravier, le val de Virieu par Jules Flandrin ou Johannes Barthold Jongkind, la Bérarde par l’Abbé Guétal, la Chartreuse par Théodore Ravanat, le Trièves et la Matheysine par Édith Berger, le Royans-Vercors par Bob Ten Hoope, le lac de Paladru par Pierre Bonnard, Saint-Antoine l’Abbaye par Jean Vinay, le pays voironnais par Lucien Mainssieux… Sous leurs yeux, nos paysages deviennent autant de tableaux vivants.

Cet intérêt pour les paysages et la montagne se développe à partir de la fin du XVIIIe, quand les artistes comment à sortir de leur atelier pour s’installer dans la nature et la croquer sous ses différentes lumières. 

En octobre 1837, à une époque où l’on découvre tout juste les plaisirs de l’excursion pédestre, le jeune rapin (élève peintre) Diodore Rahoult, parti à pied de Grenoble avec sa canne et son album, s’extasie ainsi devant le lac de Paladru, où il arrive après un périple de quatre jours : « C’était le premier lac que je voyais, c’était l’un des plus beaux de France, il était dans mon Dauphiné », écrit-il dans son journal. 

Entouré de légendes, de châteaux et de mamelons aux jolis bois taillis, cet éden turquoise sera le sujet de prédilection de nombreux artistes, dont Pierre Bonnard (1867-1947). L’artiste parisien, tout en scènes vaporeuses et pastels audacieux, vient chaque été dans la maison familiale du Grand-Lemps avec sa provision de couleurs pour « barbouiller du matin au soir », selon ses propres mots. 

Dans le Nord-Isère, attirés par les ciels flamboyants et les infinies variations de la lumière, les pré-impressionnistes comme François Auguste-Ravier, Camille Corot ou Charles Daubigny se retrouvent quant à eux sur le plateau calcaire de l’Isle-Crémieu et de Morestel, fréquentant les mêmes auberges et échangeant leurs bons coins. Des plaines de la Bièvre - arpentées par le Hollandais Jongkind - aux rives de l’Isère - brossées par le Grenoblois Jean Achard, les montagnes se profilent à l’horizon.

 

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Vue de la Grande Chartreuse par François-Edme Ricois en 1853 (huile sur toile)

 

L’appel des sommets

Avec l’essor du tourisme et la création des clubs alpins qui tracent des sentiers, l’appel des sommets gagne les plus hardis. Dans les pas du Suisse Alexandre Calame, l’abbé Laurent Guétal (1841-1892), natif de Vienne, ouvre la voie alpestre à toute une cordée de peintres alpinistes.

Beaucoup découvrent pour la première fois les lacs d’altitude et les hauts sommets de l’Oisans à travers ses yeux. Exposé en 1886 au Musée de Grenoble, son monumental « Lac de l’Eychauda », saisissant de réalisme, trône toujours en majesté dans la salle consacrée aux peintres isérois. Un sommet du genre !

 

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Le château de Bressieux par A. Merle

 

Laurent Guétal fera de nombreux émules : ses élèves ou amis Édouard Brun, Charles Bertier ou le Parisien Ernest Hareux comptent parmi les tout premiers membres de la Société des peintres de montagne, créée en 1898 au sein du Club alpin français – une association toujours active avec une cinquantaine de membres, dont trois Isérois. 

Les paysagistes dauphinois, comme on les nomme alors, contribuent largement à la renommée touristique de l’Isère. Ces artistes participent aussi à la diffusion des images via la lithographie et les albums illustrés présentant les sites les plus typiques : les cuves de Sassenage, Allevard ou le monastère de la Grande Chartreuse se retrouvent régulièrement sur les cimaises des salons parisiens, tandis que les crêtes de Belledonne et la Bastille de Grenoble, peintes en 1900 par Charles Bertier, invitent à lever les yeux au Train Bleu, le buffet de la gare de Lyon.

 

©Musee Dauphinois

Encart

Où voir les peintres paysagistes de l’Isère ? 

  • Au Musée de Grenoble, 5 place Lavalette à Grenoble 
  • Au Musée de l’Ancien Evêché à Grenoble 
  • Au Musée Hébert à La Tronche . Au Musée Mainssieux à Voiron 
  • Au Musée de Bourgoin-Jallieu 
  • À la Maison Ravier à Morestel 
  • Au Musée des Beaux-Arts de Vienne 

+ d’infos sur musees.isere.fr

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 La Dent de Crolles par Ji Young Demol-Park (2021) ©R. Demol-Park

 

Une tradition picturale qui perdure

À partir du XXe siècle, les couteaux se substituent aux pinceaux, la touche se fait plus spontanée ou expressionniste. Avec la démocratisation de la photographie et du cinéma, la peinture et le dessin n’ont plus le monopole de la représentation, le langage s’épure. Par un trait précis et vigoureux, en jouant sur les vides, l’artiste sud-coréenne Ji Young Demol-Park, qui vit dans les Alpes, livre son ressenti face aux montagnes immaculées. 

 

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Les pointes du Vascier par Jean-Marc Rochette (2023). ©J.-M. Rochette

 

Aujourd’hui, à l’ère d’Instagram, la tradition picturale perdure, tout en se nourrissant de ces nouveaux médiums. Jean-Marc Rochette, auteur de bandes dessinées culte, qui vit à la Bérarde, n’a jamais cessé de peindre ces montagnes auxquelles il aime aussi à se confronter physiquement. 

« Peindre le paysage, c’est un autre moyen de l’éprouver, de le donner à voir de manière sensible sans l’idéaliser. Saisir ce bleu juste qui forme comme un couvercle au-dessus des cimes, dans un corps à corps avec la matière, c’est rendre grâce à la beauté du monde. » 

Désireux de redonner de la visibilité à cette école du paysage , il s’apprête à ouvrir une galerie d’art à Grenoble, en mai prochain, où il exposera ses propres œuvres et celles d’autres artistes proches de la nature. 

 

Source : Huss Valérie (dir.), Grenoble et ses artistes au XIXe siècle [exposition musée de Grenoble], éd. Snoeck, 2020.

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Marcel Sembat et Georgette Agutte, à l’origine des plus beaux tableaux de la collection du musée de Grenoble

 

La belle histoire d’une passion

Le premier était un député et intellectuel influent, célèbre pour son plaidoyer en faveur de l’art moderne et du cubisme en 1912. La seconde fut une artiste peintre montagnarde reconnue pour ses talents de coloriste. À eux deux, Marcel Sembat et Georgette Agutte formèrent l’un des couples les plus en vue de la Belle Époque. 

Très proches de nombreux artistes d’avant-garde, ils constituèrent une collection impressionnante : Matisse, Signac, Van Dongen, Marquet, Derain, Cézanne... Quelques heures après le décès prématuré de son mari, en 1922 d’une hémorragie cérébrale, Georgette mit fin à ses jours non sans avoir exprimé ses dernières volontés : que leur fabuleuse collection (44 peintures, 24 dessins, 20 céramiques et deux sculptures) soit léguée à un musée de province. Andry-Farcy, conservateur du musée de Grenoble, s’empressa de l’accueillir. 

Ce legs exceptionnel a participé à la naissance de l’une des plus belles collections d’art moderne de France. La salle réservée à Georgette Agutte permet également de redécouvrir cette belle artiste injustement oubliée : ses paysages ou portraits sur fibrociment à la palette audacieuse dégagent une énergie profonde et un sens aigu de la couleur. 

 

Plus d'informations : museedegrenoble.fr


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Terrasse du jardin de ville de Grenoble par Jules Flandrin en 1932. ©Musée de Grenoble

 

Jules Flandrin et Henriette Deloras : pour l’amour de l’art 

C’est un couple d’artistes qui a marqué la peinture dauphinoise : Jules Flandrin naît en 1871 à Corenc, Henriette Deloras voit le jour à Grenoble en 1901. 

En 1905, la grand-mère d’Henriette achète la maison qui jouxte la demeure des Flandrin, à Corenc. Sa petite fille n’a alors que douze ans quand elle montre ses esquisses à Jules, qui est déjà un artiste reconnu. 

Parti à Paris en octobre 1893 pour entrer à l’École des Beaux-Arts, il a été repéré par Gustave Moreau aux côtés d’Henri Matisse, d’Albert Marquet et des plus brillants de l’époque. Bien que fasciné par la capitale, Jules revient chaque été en Isère. « J’ai là, dans un beau cadre, l’ancien paysage avec le lilas et le pavillon accompagné par son éternel et majestueux platane », écrit-il. 

Après la guerre de 1914-18, le peintre séjourne plus régulièrement à Corenc, peint la Chartreuse, la vallée de l’Isère et les quais de Grenoble. Il enchaîne également les expositions, notamment en Italie et au Japon. 

 

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Mariage de Henriette Deloras et Jules Flandrin célébré par l’abbé Calès à Tencin en 1931 ©DR

 

À partir de 1921, Jules correspond avec Henriette, alors étudiante aux Beaux-Arts de Grenoble : le maître lui donne de précieux conseils, dont celui de visiter Paris et de se mettre au pastel. 

Dès 1923, la jeune femme effectue des va-et-vient entre Corenc, Grenoble et Paris, où elle croque des scènes de la vie quotidienne, prises au vol dans les cafés de nuit à Montparnasse, sur des carnets de dessin. 

En 1931, elle épouse Jules, dont elle aura un fils, « Julo ». Elle décédera le 14 mars 1941, à seulement 40 ans.

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Paysage du Grésivaudan en 1958 ©Musée dauphinois

 

L’abbé Calès, « peintre égaré parmi les soutanes » 

Natif de Vienne, Jean-Pierre Calestroupat, alias Pierre Calès (1870-1961), étudie la théologie au séminaire du Rondeau à Grenoble. Il y rencontre les peintres Philippe Charlemagne, élève de Jean Achard, et l’abbé Guétal, qui leur prodigue de précieux conseils. Ordonné prêtre en 1894, il officie à Rives puis à Hurtières, avant d’être nommé à Tencin en 1902, dans la vallée du Grésivaudan. 

Soixante ans après sa mort, le souvenir de cet abbé haut en couleur reste vif dans ce village. À peine arrivé, il fait surélever le presbytère pour y aménager son atelier. C’est là, entouré de son ouistiti, de son crocodile et de son bouledogue, que ce géant de près de deux mètres reçoit ses nombreux visiteurs. 

Parmi eux : le roi des Belges, le chorégraphe Serge Lifar, la comédienne Edwige Feuillère, les écrivains Paul Claudel et Henri de Montherlant, le compositeur Olivier Messiaen ou la cantatrice Ninon Vallin… 

 

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L’abbé Calès dans son atelier ©Emilien David

 

Expédiant parfois ses messes en un quart d’heure, l’abbé iconoclaste sillonne la campagne environnante et y déploie son chevalet sous toutes les lumières. Il se démarque par sa pâte épaisse travaillée au couteau, sa palette vive et colorée. L’église se transforme en musée : une centaine d’œuvres y sont exposées ! 

Sa première exposition à Paris en 1920 est un franc succès : Pierre Calès accède à la notoriété nationale. Mais plus encore que son talent reconnu, sa personnalité excentrique défraie la chronique mondaine. Son évêque le menace d’un séjour à la Trappe en représailles. Mais les paroissiens admirent sa générosité et son courage. 

En juillet 1944, l’abbé tiendra tête aux officiers allemands et évitera le peloton d’exécution à tout un groupe de villageois. 

 

Où voir ses tableaux ? 
Des reproductions sont exposées au premier étage de l’église de Tencin, où il officia jusqu’à sa mort.


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La palette de l’Isère 

Le bleu outremer ou « bleu Guimet » 

Ce bleu profond (du latin « ultramarinus », par-delà les mers) est obtenu à partir du lapis lazuli, extrait des montagnes de l’Afghanistan ou de l’Extrême-Orient. Le précieux pigment, dont le cours pouvait dépasser celui de l’or, fut longtemps réservé aux œuvres prestigieuses et aux grands maîtres comme Léonard de Vinci, Raphaël ou Vermeer. 

À la fin du XVIIIe siècle, des chimistes découvrirent que la combustion de la soude pouvait produire aussi cette belle couleur à moindre coût. 

En 1827, un ingénieur chimiste voironnais, Jean-Baptiste Guimet, mit ainsi au point un pigment de synthèse pour son épouse artiste peintre, Zélie Bidauld, pour moins de 800 francs le kilo (contre 10 000 avec le lapi-lazuli). 

Le Bleu Guimet obtient rapidement un succès considérable auprès d’artistes de renom, comme Jean-Auguste-Dominique Ingres ou William Turner. En 1960, Yves Klein l’utilisa pour son fameux « International bleu Klein ». Le pigment trouva aussi de nombreuses applications dans l’industrie, la fabrication de papiers-peints, d’encre d’imprimerie ou même pour la blanchisserie.

Jean-Baptiste Guimet fit fortune grâce à cette invention. Son fils Émile, voyageur passionné, l’utilisera pour créer sa collection d'œuvres d’art asiatique, conservée au Musée Guimet à Paris. 

 

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Le vert Chartreuse 

Comme il y a le rouge de Venise, il y a le vert Chartreuse : un jaune-vert acidulé quasi fluorescent évoquant la couleur de la célèbre liqueur de Chartreuse. 

Très en vogue dans le design, la teinte se décline en une large palette de nuances. Pour le cinéaste Quentin Tarantino, c’est d’ailleurs « la seule liqueur bonne au point d’avoir donné son nom à une couleur », fait-il dire à son personnage dans « Boulevard de la mort ».

 

©P.Flamant/Chartreuse Diffusion

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