L’Isère au temps de la peste noire

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Le Triomphe de la mort, de Pieter Bruegel l’Ancien (1562), conservé au Prado de Madrid, témoigne de la terreur laissée dans l’imaginaire collectif par la peste.
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L’épidémie actuelle de coronavirus a bouleversé nos vies. Mais pas autant que la peste noire, qui ravagea l’Europe et le Dauphiné au Moyen Âge.

Le Triomphe de la mort, de Pieter Bruegel l’Ancien (1562), conservé au Prado de Madrid, témoigne de la terreur laissée dans l’imaginaire collectif par la peste.

 

Lèpre, choléra, sida, Ebola, Covid-19… Des épidémies, le monde occidental en a connu au fil des âges. Mais la peste noire (ou grande peste), apparue au milieu du XIVe siècle en Europe, reste de toutes la plus terrible.

Transporté d’Asie via les hordes mongoles sur la route de la soie jusqu’au comptoir génois de Caffa (aujourd’hui Feodosia, en Crimée), débarqué à Marseille dans un navire infesté de rats en 1347, le Yersinia pestis (du nom d’Alexandre Yersin, qui l’identifia en 1884), bactérie qui se transmet à l’homme via la puce du rat noir, faucha de 30 à 50 % de la population européenne en seulement cinq années. Du jamais-vu.

La province du Dauphiné ne fut pas épargnée par ce mal mystérieux, souvent attribué à un châtiment divin. Dès 1348, la peste ravage l’ancienne baronnie de La Tour-du-Pin, puis Vienne en 1382 où “chaque maison ressemblait à un cimetière”. Elle arrive à Grenoble en 1410.

Dans cette capitale administrative et religieuse, les conditions d’hygiène sont déplorables et les rats prolifèrent : les paysans, affamés par les guerres, les taxes et les mauvaises récoltes qui s’enchaînent, vivent sans eau propre ni savon au milieu des pourceaux.

Jusqu’au milieu du XVIIe siècle (la dernière « poussée » est mentionnée en 1643), la peste répand ainsi la terreur et la mort par vagues successives environ tous les dix ans. Et les processions religieuses, où tout le monde se contamine, comme les pogroms antisémites (il faut bien trouver un coupable !) n’arrangent pas les choses. À Grenoble, 74 juifs seront ainsi condamnés au bûcher et leurs biens confisqués par Humbert II, dernier des dauphins, au profit du couvent de Montfleury.

 

Des médecins sans protection aucune

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Le célèbre costume des chirurgiens-barbiers, chargés de percer les bubons, avec leur masque à bec de canard empli de parfums purificateurs, n’arrive qu’au XVIIe siècle.

 

Faute de traitement, ceux qui en ont les moyens suivent le conseil du docteur et astrologue Auger Ferrier dans son ouvrage Remèdes de la peste (1562) : fuir et vite ! L’évêque Aymon de Chissé va se confiner en son château de Saint-Hilaire-du-Touvet en 1410, et le parlement se délocalise une première fois à Moirans en 1467.

Ceux qui restent malgré tout pour soigner leurs concitoyens, comme Antoine Avril, praticien et second consul, ont peu de chances d’en réchapper. Le célèbre costume de protection huilé du médecin-chirurgien avec son masque à bec de canard rempli de parfums n’arrivera qu’au XVIIe siècle.

 

Enfin, des mesures sanitaires

À la fin du XIVe siècle sont prises les premières mesures sanitaires. L’hôpital de l’Île, ou des Infez, est créé hors de l’enceinte de Grenoble, sur l’emplacement actuel du cimetière Saint-Roch. Exit pèlerins et marchands. La messe se fait désormais sur la place publique.

On lessive les rues à la chaux, on fait de grands feux pour purifier l’air (mais on continue de vider les pots de chambre par les fenêtres jusqu’en 1720). Interdiction est faite aux boulangers de faire des gâteaux pour éviter la pénurie de farine (ça vous rappelle quelque chose ?).

Quant aux contrevenants, ils sont passibles de trois ans de bannissement : gare à celui qui n’a pas son certificat de quarantaine ou n’a pas déclaré un cas ! Ces mesures s’avéreront efficaces au final : en 1643, l’hôpital des Infez est évacué. Et en 1720, Grenoble et le Dauphiné sont épargnés par la grande épidémie de peste de Marseille.

Des formes de résilience et d’entraide se mettent en place : l’aumône pour les pauvres devient obligatoire en 1533 à Grenoble. Le personnel venant à manquer, les nobles augmentent les gages et finissent par renoncer au servage. On réforme l’Église. Quant à Humbert II, ruiné et sans héritier, il vend la province du Dauphiné à la France en 1349 en pleine pandémie de peste. Mais cela, c’est une autre histoire !

 

Sources : La Peste à Grenoble, du Dr Ferdinand Chavant (1903). Grenoble, traces d’histoires, éditions Le Dauphiné libéré (collection « Les patrimoines »). Les Juifs en Dauphiné, d’Auguste Prud’homme (1883).

Remerciements : Barbara Martins Estrozi, guide conférencière à Grenoble.

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Plan de Grenoble au XVIe siècle avec, pastille H, l’emplacement de l’hôpital de l’Île, dit des Infez.

 

Un hôpital des plus rudimentaires

L’hôpital de l’Île, dit des Infez, à l’emplacement actuel du cimetière Saint-Roch doit sa création, en 1485, à Grace d’Archelles, écuyer du roi Louis XI : les pestiférés auparavant chassés sans pitié de la ville ont désormais un lieu d’accueil.

S’il n’en reste rien, un inventaire établi quelques années après sa fermeture, en 1643, laisse imaginer les conditions de vie : “Quelques lits en bois, deux pelles pour enterrer les morts […], 65 couvertures et quelques paillasses…Selon Auguste Prud’homme, ils furent jusqu’à 1 500 malades en octobre 1586 – année terrible – avec pour tout personnel un hospitalier, un aumônier, un chirurgien (avec un gros turnover !) et un fossoyeur.

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Repères

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La statue en noyer de saint Roch, conservée au Musée dauphinois, (XVe siècle), serait l’une des plus anciennes représentations du saint. Recouvert de sa pèlerine, le protecteur contre les épidémies montre sa cuisse marquée par les traces du bubon caractéristique de la peste noire.

 

Peste d’Orient et autres pestes

Selon le Bulletin de la société de statistique, des sciences naturelles et des arts industriels du Département de l’Isère daté de 1927, la peste dite d’Orient sévit six fois, entre 1348 et 1629, dans la province du Dauphiné.

Le mot peste (du latin pestis, fléau) désignait alors « toute maladie d’un caractère contagieux et épidémique » : la peste gangréneuse (feu persique, mal des ardents ou feu de Saint-Antoine), commune jusque vers 1520, pour laquelle fut fondé vers 1080 l’ordre des chanoines hospitaliers de Saint-Antoine ; la peste noire pour la variole hémorragique ; la peste rouge, probablement la variole ; la peste pourpre pour la scarlatine ; la peste putride pour la fièvre typhoïde ; la peste infantile pour la diphtérie ; et la peste maligne qui présente tous les caractères de la grippe.

 

©Musée Dauphinois

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